Le jugement de Clermont et la réutilisation des informations publiques
Vers le coup de grâce de l’article 11
Une longue bataille juridique s’est engagée entre les Services d’archives et Notrefamille.com que ce soit devant la CADA ou devant les tribunaux.
La CADA dans un avis commenté sur le présent blog vient de donner raison à cette société commerciale en ce qui concerne le montant des redevances. La contestation concernait la portée de l’article 11 de la loi de 1978. Pour les services d’archives, et pour résumer, cet article 11 dérogatoire leur permettait de décider librement des tarifs à appliquer. La CADA prenait le contre pied de cette affirmation et indiquait ceci :
« La commission estime que l’article 11 de la loi du 17 juillet 1978, qui confie aux services culturels, parmi lesquels figurent les services d’archives, le soin de définir les conditions dans lesquelles les informations publiques qu’ils détiennent peuvent être réutilisées, les autorise néanmoins à subordonner la réutilisation au versement d’une redevance.
Dans cette hypothèse, et bien que le même article 11 les autorise à déroger au chapitre II du titre 1er de la loi, elle souligne que le montant de la redevance doit être défini dans le respect des principes généraux du droit, en particulier le principe d’égalité, et des règles dégagées par le juge. En outre, ledit article 11, bien que prévoyant une dérogation au chapitre II, n’interdit pas aux administrations concernées, contrairement à ce que soutiennent les demandeurs de s’inspirer des principes énoncés par l’article 15 de la loi »
Devant le Tribunal de Clermont, NF.com a engagé une procédure suite au rejet de sa demande qui lui a été fait par le Conseil Général du Cantal de réutiliser des informations publiques que constituent divers cahiers de recensement.
Arguments avancés par le Département du Cantal pour s’opposer à la demande de réutilisation de NF.com :
Le département a notamment appuyé son argumentaire sur l’article 11 de la loi du 17 juillet 1978, qui selon lui, consacre une dérogation à la réutilisation des informations publiques détenues par les services culturels en disposant que ces derniers ont compétence pour autoriser et fixer les conditions d’une réutilisation des informations publiques.
Le département considérait en conséquence qu’il pouvait interdire la réutilisation des informations et qu’il n’était nullement tenu de faire usage de la faculté qui lui est donnée par l’article 11 l qui lui permet le cas échéant de fixer les conditions d’une telle réutilisation.
Il avançait également que les services d’archives n’étaient pas en situation de compétence liée pour faire droit aux demandes de réutilisation dont ils étaient saisis…ce qui signifiait qu’il avait donc toute liberté.
Par ailleurs, le département estimait pouvoir interdire une telle réutilisation en se basant sur des motifs d’intérêt général. A cet égard le département considérait que la commercialisation projetée aurait lieu sur des sites Internet qui comportent des contenus inappropriés et en inadéquation avec l’image que le conseil général entendait donner. Il estimait en outre que l’indexation massive et interconnectée de personnes encore en vie comportait des risques et était en contradiction avec les dispositions de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 (loi dite CNIL) et que cela aboutirait à laisser des milliards de données publiques nominatives, individuelles et sensibles concentrées entre les mains d’opérateurs privés.
Le département faisait remarquer qu’il garantissait le droit d’accès par la diffusion publique des listes nominatives de recensement sur son site Internet, et ce de façon gratuite.
Les motifs retenus par le Tribunal pour arriver au rejet :
Le Tribunal dans ses considérants rappelle tout d’abord les articles qui vont le guider dans son raisonnement juridique :
- Le 4° du I de l’article L 213-2 du code du patrimoine
- L’article 10 de la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978
- L’article 11 de cette même loi
Pour le tribunal, il résulte donc de ces dispositions que les informations publiques communicables de plein droit relèvent de la liberté de réutilisation consacrée de façon générale par la loi du 17 juillet 1978, mais surtout que les établissements culturels ne disposent pas d’un pouvoir discrétionnaire leur permettant d’apprécier l’opportunité de faire droit ou non à une demande de réutilisation. Le tribunal reconnaît toutefois la possibilité pour ces établissements d’encadrer cette réutilisation pour des motifs de sécurisation ou pour s’opposer à des demandes abusives.
Le tribunal met en exergue les articles 10 et 11 et ne considère pas que l’article 11 exclut l’article 10. Il les combine en fait, tout comme la CADA l’a fait en disant que même si l’article 11 est dérogatoire les services culturels doivent s’inspirer de ce que contient par exemple l’article 15.
Dans la fin d’injonction ordonnée par le Tribunal, celui-ci impose au département du Cantal de statuer à nouveau sur la demande de réutilisation pour fixer les modalités de communication et de réutilisation des données.
Comme on le voit la portée dérogatoire de l’article 11 est réduite à la portion congrue, puisqu’il ne permet pour les services culturels, que de fixer les modalités de communication et non de s’opposer aux demandes de réutilisation qui sont de droit.
On notera que le tribunal ne s’est pas préoccupé de la loi informatique et Liberté et des décisions de la CNIL qui repousse les mises en ligne à 120 ans. La loi pose comme principe la communication des informations publiques à 75 ans et les services culturels doivent donc répondre à toute demande de réutilisation de plus de 75 ans. C’est au réutilisateur de se préoccuper de la loi CNIL et de faire en sorte d’être en règle avec elle. Les services culturels n’ont pas à se faire juge ni à se préoccuper de ce que le réutilisateur va faire avec les données qui lui sont fournies.
Avec cette décision, on peut dire qu’un premier coup de grâce vient d’être donné à l’article 11, qui apparaît plus comme un paravent de papier qu’autre chose.
Une hirondelle ne fait pas le printemps, et un seul jugement ne fait pas non plus jurisprudence. Il faut sans doute attendre des décisions d’autres tribunaux, voire d’arrêts de Cour d’appel, car il y a gros à parier qu’appel il y aura dans la présente affaire, compte tenu des enjeux en cause.
Quelles conclusions les généalogistes peuvent-ils en tirer ?
Si le jugement en question et d’autres éventuellement dans le même sens devaient faire jurisprudence, il nous semble que les services d’archives devraient réécrire tous les règlements qui ont fleuri depuis quelque temps.
Les règlements publiés ont fait le distinguo entre la réutilisation des informations publiques en fonction de deux critères : l’image et la commercialité.
A partir du moment où les services d’archives seraient en compétence liée les obligeant à fournir les informations publiques dont ils disposent aux sociétés commerciales sous forme d’images (moyennant finance bien entendu), pourquoi ne pas autoriser de façon générale la réutilisation de ces informations, que ce soit avec ou sans image – puisque la distinction n’a plus grand intérêt - à toutes les personnes ou associations qui oeuvrent à titre gratuit ? Pourquoi vouloir faire souscrire des licences aux généalogistes de base ou aux associations quand il y a réutilisation gratuite ? Est-ce pour le plaisir de faire de l’administratif ? Les services d’archives ont certainement plus à faire que de se lancer dans des contrôles a priori, sans grand intérêt. Il suffit de mettre sous chaque image, que l’utilisation pour un usage strictement privé est autorisée, avec obligation de rappeler la cote et la provenance de l’image. Les contrôles a postériori sont largement suffisants, à notre avis. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué !
Les licences à souscrire dans l’avenir ne devraient viser que les réutilisations commerciales et donner les grilles de tarif…en respectant l’avis de la CADA en la matière.
J F PELLAN
ANNEXE
En annexe les motifs de ce jugement :
Sur les conclusions à fin d’annulation :
Sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de la requête,
Considérant qu’aux termes du 4° du I de l’article L.213-2 du code du patrimoine : « Les archives publiques sont communicables de plein droit à l’expiration d’un délai de (…) Soixante-quinze ans à compter de la date du document ou du document le plus récent inclus dans le dossier, ou un délai de vingt-cinq ans à compter de la date du décès de l’intéressé si ce dernier délai est plus bref : a) Pour les documents dont la communication porte atteinte au secret en matière de statistiques lorsque sont en cause les données collectées au moyen de questionnaires ayant trait aux faits et comportements d’ordre privé ; b) pour les documents relatifs aux enquêtes réalisées par les services de la police judiciaire ; c) Pour les documents relatifs aux affaires portées devant les juridictions, sous réserve des dispositions particulières relatives aux jugements, et à l’exécution des décisions de justice ; d) Pour les minutes et répertoires des officiers publics ou ministériels ; e) Pour les registres de naissance et de mariage de l’état civil, à compter de leur clôture » ; qu’aux termes de l’article 10 de la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 susvisée : « Les informations figurant dans des documents produits ou reçus par les administrations mentionnées à l’article 1er, quel que soit le support, peuvent être utilisées par toute personne qui le souhaite à d’autres fins que celles de la mission de service public pour les besoins de laquelle les documents ont été produis ou reçus. Les limites et conditions de cette réutilisation sont régies par le présent chapitre, même si ces informations ont été obtenues dans le cadre de l’exercice du droit d’accès aux documents administratifs régi par le chapitre 1er. Ne sont pas considérées comme des informations publiques, pour l’application du présent chapitre, les informations contenues dans des documents : a) Dont la communication ne constitue pas un droit en application du chapitre 1er ou d’autres dispositions législatives, sauf si ces informations font l’objet d’une diffusion publique ; b) Ou produits ou reçus par les administrations mentionnées à l’article 1er dans l’exercice d’une mission de service public à caractère industriel ou commercial ; c) Ou sur lesquels des tiers détiennent des droits de propriété intellectuelle. L’échange d’informations publiques entre les autorités mentionnées à l’article 1er, aux fins de l’exercice de leur mission de service public, ne constitue pas une réutilisation au sens du présent chapitre » ; qu’aux termes de l’article 11 de la même loi : «Par dérogation au présent chapitre, les conditions dans lesquelles les informations peuvent être utilisées sont fixées, le cas échéant, par les administrations mentionnées aux a et b du présent article lorsqu’elles figurent dans des documents produits ou reçus par : a) des établissements et institutions d’enseignement et recherche ; Des établissement, organismes ou services culturels. » ; qu’il résulte de ces dispositions que les informations publiques communicables de plein droit, figurant dans les documents détenus par les services publics, qui constituent des établissements culturels, relèvent de la liberté de réutilisation consacrée de façon générale par la loi du 17 juillet 1978 dans sa rédaction issue de l’ordonnance du 6 juin 2005 ; que ces derniers ne disposent pas d’un pouvoir discrétionnaire leur permettant d’apprécier l’opportunité de faire droit ou non à une demande de réutilisation ; que toutefois, il leur est loisible, d’une part, d’encadrer cette réutilisation par des conditions dérogatoires au droit commun afin de sécuriser toutes les formes de réutilisation et, d’autre part, de s’opposer aux demandes présentant un caractère abusif ;
Considérant que par la décision attaqués, le département du Cantal a refusé de faire droit à la demande présentée par la société NotreFamille.com tendant à la communication des cahiers de recensement des années 1831 à 1931 dans le but de les commercialiser sur son site de généalogie en ligne ;
Considérant, en premier lieu, qu’il ressort des pièces du dossier que les informations publiques sollicitées peuvent faire l’objet d’une réutilisation à des fins commerciales dès lors qu’elles ont été élaborées par les collectivités publiques dans le cadre de leur mission de service public, qu’elles sont communicables de plein droit pour avoir plus de 75 ans d’âge, qu’elles n’ont pas été produites ou reçues dans le cadre d’un service public à caractère industriel et commercial et qu’elles ne sont pas grevées de droits d’auteur de tiers ; que, par suite, en refusant de communiquer les informations publiques sollicitées par la société requérante en vue de leur réutilisation à des fins commerciales, le département du Cantal a entaché sa décision d’une erreur de droit au regard des dispositions précitées ;
Considérant, en deuxième lieu, que le département ne saurait utilement se prévaloir de la circonstance que la directive 2003/98/CE du 17 novembre 2003 n’impose pas aux Etats membres d’étendre le principe de réutilisation commerciale aux données des établissements culturels, dès lors qu’il résulte des textes ci-dessus rappelés que la France n’a pas entendu user de cette possibilité ; que de même, il ne saurait se prévaloir de l’absence d’établissement d’une « charte » nationale ou de l’édiction d’un règlement interne à la date de la décision contestée dès lors que les mêmes dispositions ne conditionnent pas le bénéfice du droit de réutilisation à l’intervention de tels texte d’application ;
Considérant, en troisième lieu, qu’en dépit de la présentation de demandes nouvelles ou complémentaires en cours de procédure, la demande de la société requérante ne peut en l’espèce être regardée comme présentant un caractère abusif ;
Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que la décision du département du Cantal portant refus de principe de communiquer pour une réutilisation commerciale à la société NotreFamille.com les cahiers de recensement des années 1831 à 1931 doit être annulée ;
Sur les conclusions aux fins d’injonction :
Considérant qu’aux termes de l’article L.911-1 du code de la justice administrative : « Lorsque sa décision implique nécessairement qu’une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public prenne une mesure d’exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions, en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d’un délai d’exécution » ; et qu’aux termes de l’article L.911-3 du code de justice administrative : « Saisie de conclusions en ce sens, la juridiction peut assortir, dans la même décision, l’injonction prescrite en application des article L.911-1 et L.911-2 d’une astreinte qu’elle prononce dans les conditions prévues au présent livre et dont elle fixe la date d’effet. » ;
Considérant que le présent jugement implique seulement que le département du Cantal statue de nouveau sur la demande de réutilisation formulée par la société requérante pour lui fixer des modalités de communication et de réutilisation des données en litige au vu des éléments ci-dessus rappelées ; qu’il y a lieu d’enjoindre au département du Cantal de proposer à la société NotreFamille.com, dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent jugement, les modalités de la mise à disposition en vue de la réutilisation des informations publiques sus indiquées ; qu’il n’y a pas lieu toutefois d’assortir cette injonction d’une astreinte ;
…………..
D E C I D E :
Article 1er : La décision par laquelle le département du Cantal a refusé de communiquer à la société NotreFamille.com les cahiers de recensement des années 1831 à 1931 pour une réutilisation commerciale est annulée
Article 2 : Il est enjoint au département du Cantal de proposer à la société NotreFamille.com, dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent jugement, les modalités de la mise à disposition en vue de la réutilisation des informations publiques sus indiquées ;